N° 5 – Pages de sang de Raphaël Stainville (2007) Editions Presse de la Renaissance.

Un prêtre français témoigne du massacre des Arméniens.


Adana, vendredi 16 avril 1909

page 75 :

dans la soirée, les incendies continuèrent, mais la fusillade ralentissait. La nuit fut calme malgré les coups de feu qui partaient des minarets. Le lendemain, l'apaisement fut complet.

Dès le matin, on vit passer dans les rues des tombereaux au fond desquels on jetait pêle-mêle morts et mourants, qu on allait déverser ensuite dans les eaux du fleuve Seyhan. Mais si la tuerie cessait en ville, elle se poursuivait dans les rares campagnes alentour qui n'avaient pas été encore touchées par les massacres.

C'est là surtout que les massacres se firent les plus horribles et les plus monstrueux.

Se sentant à l'aise et à l'abri des balles, les égorgeurs se laissèrent aller à des abominations dont les détails font frémir. Ils nous furent rapportés scrupuleusement, jusqu'à la nausée, par de trop rares rescapés, qui avaient réussi à fuir l'enfer.

Des Arméniens furent cloués en croix sur les planches, les tables, les portes ; des jeunes filles enlevées, violées ou éventrées à coups de couteau ; des femmes et des enfants écorchés vifs ; d'indicibles crimes perpétrés sur des fillettes de sept ou huit ans. Les bourreaux promenaient des enfants piqués au bout de leur baïonnettes ; jonglaient avec des têtes fraîchement coupées ; sous les yeux des parents ligotés, ils lançaient en l'air de petits enfants et les recevaient à la pointe de leurs coutelas, quand ils ne faisaient pas retomber à terre leur corps disloqué.

Aux victimes, on coupait les doigts des pieds et des mains ; on faisait sauter l'oeil droit avec un poignard ; on tailladait les oreilles; on leur sciait le cou jusqu'à la carotide sans la toucher. Puis, on les frappait à coups de gourdins hérissés de clous…

Aux femmes on arrachait les yeux, qu'on enfonçait dans deux trous fait dans la poitrine. D'autres étaient clouées au sokl avec des pieux de bois.

Il est des détails encore plus hideux s'il en est,qu'une plume chaste ne peut raconter et que je me refuse à écrire.


Page 77 :

plus loin, c'était un enfant de deux à trois ans. Un Turc lui avait fendu le crâne avec une hache ; la cervelle se détachait et tomlbait sur l'oreille. Un autre pauvre petit poussait à l'autre bout de la salle des cris déchirants. Les « rédifs » l'avaient transpercé de leurs baïonnettes. L'estomac était béant.


Page 137 :

mardi 27 avril, les massacres d'Adana avaient duré quinze jours.

Qui n'a pas vécu ces jours ne peut se faire une idée précise de l'indicible terreur qui nous enveloppa pendant quinze jours et quinze nuits d'angoisse...

...cette émotion qui vous étreint à mesure que l'incendie approche et qu'on se sent impuissant, abandonné à une meute d'incendiaires et d'égorgeurs ; ces sinistres bandes qui passent en courant, chargées de butin,ces pétroleurs qui se glissent sous les porches, es caladent les murs, enfoncent tout ce qui résiste, et contemplent en ricanant les lugubres flambées ; et ces hordes de massacreurs qui piétinent les cadavres, les lardent à coups de couteau, brisent les crânes à coups de crosse,et après, comme suprême insulte, crachent sur leurs victimes ; et ces plaies béantes, ces membres pantelants ; cette tête de femme lardée de sept coups de couteau, ce crrâne fendu en deux, ce chapelet de six hommes alignés qui sert d'expérience à un grave mollah qui savoir combien balle peut traverser de corps ; ces malheureux enduits de pétrole qui servent de torches vivantes ; cette mère à qui on ouvre le ventre pour en faire un berceau à son nouveau-né ; toutes ces atrocités, toutes ces horreurs, toutes ces ruines, avec les écœurements et les émotions qu'elles produisent, tout cela la plume est impuissante à le traduire.

Conclusion de l'auteur

On le voit : il ne s'agit pas seulement d'une histoire arménienne, d'un passé révolu, mais d'une histoire contemporaine. Nous ne sommes qu'au commencement de l'épreuve. C'est aujourd'hui que tout se joue. Et nous ne faisons rien. Il ne s'agit pas seulement de pleurer les atrocités criminelles d'hier, de réclamer réparation. Il faut comprendre que rien de tout cela n'a cessé. Que c'est la même politique, la même logique. Les mêmes mensonges. La Turquie est malade. La Turquie est schizophrène.

Je ne suis pas le premier à m'être laissé prendre, envoûté par ses sourires. Je ne regrette pas ses embrassades fougueuses, ses baisers généreux. Sa volupté, ses danses lascives. Istanbul, la mosquée Bleue, Sainte Sophie, Topkapi et le Grand Bazar. Mais ses mensonges ont eu raison de mes premiers emportements, de ma fascination naïve et sincère.

La Turquie peut se travestir, s'habiller d'une Constitution civile garantissant à tous les mêmes droits, se vêtir à l'occidentale, construire des tours comme à Manhattan, la liberté et la laïcité ne sont en Turquie que des prête-noms qui masquent les violences les plus ordinaires, les plus anodines. La Turquie est devenue une prison grandiose pour les chrétiens d'Orient, les Arméniens et les Juifs. Le masque est tombé. J'ai vu son visage. Pour que les choses changent et que puisse s'établir un vrai dialogue, il faut pouvoir tout se dire. Pointer du doigt ce qui fait mal… La Turquie ne peut échapper plus longtemps à la douloureuse introspection de son histoire.