N° 15 – Extraits de « Notes diplomatiques » 1895

M. CILLIÈRE, Consul de France à Trébizonde,

à M. P. CAMBON, Ambassadeur de la République française à

Constantinople.


Trébizonde, 15 octobre 1895


page 32 :

...Les personnes qui auraient vu la physionomie de la ville quelques instants seulement avant le commencement des massacres, ne se seraient certainement pas doutées des faits qui allaient se dérouler. Une foule de gens vaquant à leurs occupations or-dinaires remplissait les rues. Il paraît établi que c'est exactement à la même minute et sans qu'un signal ait pu être donné que les Musulmans se ruèrent sur les Arméniens. Les commissionnaires pour les transports dans l'intérieur, qui appartiennent pour la

plupart à la communauté arménienne, se trouvaient en grand nombre à la douane pour

leurs affaires; ils furent tués.

Quelques malheureux qui voulaient s'embarquer pour se sauver à bord des bateaux

présents dans le port furent massacrés par les bateliers à coups de rame ; un autre individu était précipité à la mer et lapidé.

Dans toutes les rues, sur les places, tous les Arméniens rencontrés tombaient frappés

et étaient achevés avec une férocité inouïe. Les négociants étaient arrachés de leurs

magasins et livrés aux assassins. En quelques instants le massacre était complet.

La foule se précipita alors pour piller les boutiques. On y voyait des portefaix emporter les marchandises sans rencontrer aucun empêchement dans leur besogne.

On assure que les zaptiés et les soldats, loin de s'opposer à ces actes, les avaient

plutôt favorisés. On m'a cité notamment des soldats qui, voyant que les émeutiers ne

pouvaient pas parvenir à atteindre une maison arménienne, par suite de l'insuffisance

de portée de leurs armes, s'étaient débarrassés de leur veste d'uniforme pour faire le

coup de feu avec les assassins. En tout cas, ce que j'ai pu constater de visu, c'est que

les zaptiés demeuraient dans les postes de police, l'arme au poing, dans une attitude

défensive et sans essayer d'arrêter les émeutiers.


Page 49 :

M. MEYRIER, Vice-Consul de France à Diarbékir,

à M. P. CAMBON, Ambassadeur de la République française à Constantinople.


Diarbékir, 18 décembre 1895.

...Le vendredi a été particulièrement consacré au marché. On a d'abord massacré tous les chrétiens qui n'avaient pas pu se sauver et ensuite oh s'est livré au pillage.

J'ai vu les kurdes et les musulmans de la ville passer devant le Consulat avec de lourdes charges d'objets volés; plusieurs ont été arrêtés et dépouilles par mes zaptiés

qui ont mis les marchandises en lieu de sûreté dans les maisons voisines et les ont

emportées ensuite chez eux. On m'assure que tout le monde a pillé depuis le plus grand jusqu'au plus petit, les kurdes, les soldats, les zaptiés et beaucoup de notables

musulmans.

Lorsque le marché a été vidé, et ça n'a pas duré longtemps, on y a mis le feu, Il était environ deux heures de l'après-midi; l'incendie a duré jusqu'au lendemain. Toutes les

boutiques des chrétiens ont été détruites; les pertes sont considérables.

Ce n'est, en réalité, que le samedi matin que le massacre en règle a eu lieu; jusqu'alors

on égorgeait les chrétiens dans la rue, on les tuait sur les terrasses en tirant des minarets et des fenêtres, mais on n'avait pas encore attaqué les maisons. Ce jour-là, au lever du soleil, le carnage a commencé et a duré jusqu'au dimanche soir.

Ils s'étaient divisés par bandes et procédaient systématiquement, maison par maison, en ayant bien soin de ne pas toucher à celles des musulmans. On défonçait la porte,

on pillait tout et, si les habitants s'y trouvaient, on les égorgeait.

On a tué tout ce qui se présentait sous la main, hommes, femmes et enfants; les filles étaient enlevées.

Presque tous les musulmans de la ville, les soldats, les zaptiés et les kurdes du pays ont pris part à cette horrible boucherie. Les murs du consulat étaient criblés de balles,

et deux cadavres étaient étendus presque sous nos fenêtres sur des terrasses voisines. Les kurdes des tribus ne sont pas entrés; on savait fort bien que ces hordes de sauvages ne font pas de distinction entre les religions et que, si on déchaînait leur

instinct de pillage et de meurtre, toute la ville, les musulmans comme les chrétiens,

y aurait passé.


Page 66 :

TRADUCTION d'une lettre adressée d'Orfa au Gonsul de France à Alep par

un témoin oculaire du massacre.


Orfa, le 22 janvier 1896.

...J'ai vu la chose de mes propres yeux par les fenêtres d'un hôtel où je me trouvais.

Le chef militaire Hassan-Pacha, ne considérant pas ce pillage comme suffisant, s'adressait aux pillards et leur disait : « Vous avez du temps pour piller; rendez-vous d'abord au quartier des Arméniens et exterminez-les, puis ensuite ravagez maisons et

magasins à votre loisir ».

Voyant qu'on ne se rendait pas assez vite à son invitation, il fit appeler un capitaine

et lui ordonna de prendre sa compagnie pour rabattre avec ses soldats les émeutiers sur le quartier arménien.

En effet, la troupe arriva et, aux cris de « Mort aux Chrétiens !» poussa tout ce monde versle quartier arménien : Les maisons furent envahies, les propriétaires tués et les meubles enlevés. Mais les Ar- méniens avaient eu le temps de se barricader chez eux,

barrant les principaux passages des quartiers.

Ils purent- ainsi arrêter l'élan de ces forcenés qui se retirèrent après avoir détruit 300 maisons, tué 120 personnes et blessé 40 autres; de leur côté, les Turcs avaient 4

tués et 60 blessés. Dans leur rage sauvage, ils se ruèrent alors sur le bazar et

pillèrent 1,700 boutiques.'


page 69 :

Evénements d'Orfa décembre 1895

Le Consul de la Nation portugaise à Alep,

à Son Excellence M. l'Ambassadeur d'Italie, à Constantinople.

Alep, 29 janvier 1896.


J'ai l'honneur de tracer à Votre Excellence le récit verbal qui m'a été fait par quelques personnes venant d'Orfa sur les douloureux événements des 28 et 29 décembre dernier, survenu peu de jours après le désarmement de la population chrétienne.

Dans la matinée du samedi 2 8, des Musulmans conseillèrent à leurs amis chrétiens

de se retirer du marché et de rentrer chez eux, car on complotait un massacre dans

la journée.

En effet, vers midi un attroupement considérable se forma à Telféder, quartier

musulman dominant le quartier arménien, et à la suite d'un signal donné par .un

réserviste de la citadelle voisine, des hordes innombrables de Musulmans et de

réservistes sous les armes envahissent le quartier arménien par quatre points

différents.

Les portes des maisons furent enfoncées à coups de hache et les habitants impitoya-

blement égorgés. C'était naturellement un sauve-qui-peut pour les assiégés qui

fuyaient par les terrasses ou se jetaient dans les puits dansl'espoir d'échapper à la

mort. Les émeutiers fouillaient les maisons clans tous les coins et jetaient dans les caves des matières inflammables pour brûler avec les bâtiments en bois les malheu-

reux qui y étaient renfermés. Le carnage dura jusqu'au lendemain à midi et n'a cessé

que quand il n'y avait plus de victimes à immoler.

La populace s'est ensuite livrée au pillage et ne s'est arrêtée que quand le clairon eût sonné l'appel des réservistes.

Durant les massacres, les femmes musulmanes poussaient des cris d'allégresse des toits de leurs maisons, encourageant les hideux assassins.

L'église arménienne, où plus de 2,5oo personnes (femmes, enfants, veillards) s'étaient

réfugiés, a été incendiée avec le pétrole, et, sauf une cinquantaine de personnes qui ont pu atteindre à temps la toiture, tout a péri.

Dans les caveaux de l'église, 4oo personnes furent asphyxiées.

On assure, Excellence, que le Mollah Seid Ahmed, Scheh de la dervicherie, aurait

commencé lui-même le massacre en égorgeant de ses propresmains un Arménien

qu'il a étendu à terre et saigné en récitant le verset rituel que les Musulmans pronon-

cent à haute voix à chaque sacrifice.

Déjà, depuis jeudi 26 décembre, ce même Mollah Ahmed aurait sur la place dite

Kala-Boini, réuni les notables musulmans en les exhortant à tuer les Arméniens

qui étaient rebelles à l'autorité du Sultan et qu'on devait exterminer comme ennemis de l'Etat.


Page 72 :

LETTRE d'un Arménien de Zeïtoun au Vice-Consul de France à Mersine.

Zeïtoun, le27/8 novembre 1895.

TRADUCTION.


Hier les Circassiens, unis aux bandes des Bachibozouks et des Archares, ont

attaqués plusieurs villages arméniens, pillé le bien, les céréales et les bestiaux de ces

pauvres gens, violé leurs femmes, filles et enfants, et ils ont brûlé leurs maisons. Ne se contentant pas de tous ces pillages et d'infernales boucheries, ayant égorgé les

hommes, ils ont amené chez eux leurs femmes et leurs filles; là, les menaçant de mort, les ont forcées à se convertir ; enfin tous les villages arméniens quise trouvent dans la plaine de Gaugissou et aux environs sont devenus des abattoirs, formant des lacs du sang des chrétiens et des innocents.



Page 133 :

M. Alph. GUILLOIS, Vice-Consul de France à Angora,

à M. P. CAMBON, Ambassadeur de la République française à Constantinople.

Angora, le 18 décembre 1895.

...Le marché, qui était resté fermé pendant plusieurs jours, avait repris les affaires, lorsque samedi 3o novembre, vers 2 heures de l'après-midi, les désordres éclatèrent sur plusieurs points à la fois. Les Turcs fermèrent les portes des bazars couverts

(ils sont construits dans le genre de ceux de Stamboul), gardèrent les issues et commencèrent un carnage horrible, égorgeant les Chrétiens, pillant les boutiques qu'ils incendiaient ensuite; le vrai nom à donner à ces scènes est celui de « boucherie ».

Après avoir terminé leur oeuvre de destruction dans les bazars de Césarée, les

Turcs se répandirent dans la ville qu'ils mirent à sac, égorgeant hommes, femmes et

enfants et brûlant vifs les vieillards dans les maisons qu'ils incendiaient après les

avoir pillées. Les plus fanatiques songeaient aussi à profiter de ces moments de terreur pour imposer la conversion à l'islamisme de femmes qu'ils venaient de rendre

veuves, de jeunes filles et d'enfants devenus orphelins; beaucoup ont accepté ces

conversions pour échapper à la mort; celles qui refusaient étaient jetées vivantes

dans les flammes. Nombre de femmes et de jeunes filles ont été chassées, nues, de

leurs demeures, des bains publics; leurs ornements et leurs vêtements mêmes

devenaient la proie des pillards; elles ont été outragées publiquement, puis égorgées

dans les rues ou enlevées par leurs ravisseurs.

Pendant ces scènes barbares et d'autres encore que la plume se refuse à décrire,

que faisaient les autorités, la troupe, la police?

Pendant les premières heures il y eut absence totale de protection; puis sont venus

quelques gendarmes, dont plusieurs étaient armés de simples bâtons, faisaient mine

de chasser les pillards quiretournaient immédiatement à leur lugubre besogne, et

enfin, dans les dernières heures, lorsque sans doute ils en ont eu la permission, les

soldats sont arrivés pour aider les Turcs au massacre et au pillage ; ceci a été con- staté, de même qu'ils n'ont fait aucun usage de leurs armes.