N° 10 – Extraits de : « Mémoires d'une déportée arménienne » P. Captanian BNF 1919


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Nous apprenons que le métropolite grec a demandé que les enfants lui fussent remis

pour les soustraire aux périls d'un pareil voyage. Aussitôt, nous prenons le parti de lui

confier les nôtres. Le même jour les autorités avaientdonné aux soldats arméniens l'ordre de se réunir à Top-Hané. Me mêlant, aux femmes qui allaient de ce côté, je

gagnai le quartier grec tenant par la main mes deux enfants, Herand et Aram.

Il pleuvait. J'avais le coeur bien gros et mes yeux se mouillaient de larmes.

J'approchais du moment où j'allais me séparer de mes enfants, sans doute pour toujours.

L'évêché grec est éloigné de la ville. Aram se plaint de la longueur du chemin : « Où

allons-nous, maman ? Me demanda-t-il, je suis las. Tu vas au bain ?»

«Non, mon fils» lui répondis-je, la voix brisée.

La pluie ne cessait de tomber. Nous pressons le pas. Où trouver, mon Dieu, la force nécessaire pour supporter cette cruelle séparation!

Nous pénétrons dans la maison. Le métropolite m'accueille avec bonté et me conduit au salon.

Ne pleurez pas, Madame, me dit-il, vos enfants sont sauvés. A ces mots, Herand et Aram lèvent les yeux sur moi et me regardent avec surprise.

Ils font un effort pour comprendre, les chers petits.

Je prie le Prélat de me présenter à la femme qui devait, désormais leur tenir lieu de mère. Il envoie quelqu'un pour lui faire dire qu'on l'attend. Puis il me fait conduire dans une pièce remplie d'enfants arméniens. On les avait réunis là pour que les familles grecques, auxquelles ils étaient destinés, pussent faire leur choix. On

choisissait les plus beaux. Le spectaclede tous ces enfants réunis à cet endroit me

rappela la scène de la Case de l'oncle Tom où l'on voit de petits noirs misen vente.

Un jeune homme accompagné d'une vieille femme se présente.

C'était la mère et le fils. Alors, la soeur, du métropolite prend Aram dans ses bras et le montre avec fierté. A cause de ses boucles blondes" dont s'encadrait son visage fin et

délicat, on l'avait pris pour une fillette. Le jeune homme me dit qu'il n'avait d'abord songé qu'à n'en adopter qu'un seul, mais qu'il se décidait à adopter également l'autre

pour qu'ils ne fussent point séparés.

Je le remercie de cette pensée généreuse, non sans pousser un profond soupir.

«Lorsque vous ne serez plus là, contentez-vous, ajouta-t-il de les suivre de loin et de

façon discrète, de crainte que quelque trahison ne vienne occasionner leur perte.» Puis il nous mène chez lui. Sa jeune femme qui nous attendait vient au devant de

nous, considère un instant les enfants avec curiosité,et pendant que nous montons les

escaliers, elle leur offre un bouquet.

Tous deux avaient repris leur gaieté et je profite du moment où ils se partagaient

les fleurs pour me dérober.

Après les avoir embrassés, je leur dis : « Restez là, je sors pour boire un verre d'eau ». Les sanglots m'étouffaient. Une fois seule, ma douleur déborde et je perds connaissance. Revenue à moi, je pleurai abondamment, livrée tout entière à mon malheur. Comment me résoudre à abandonner mes enfants, moi qui n'avais jamais

voulu les confier à qui que ce fût jusqu'à ce cruel moment; mais l'abandon était le seul

moyen de les soustraire au destin qui m'attendait. J'avais emporté ma photographie

et celle de mon mari. Je les remets à celle qui doit me remplacer auprès d'eux.

«Madame, lui dis-je, je ne doute point de notre fin prochaine.

Nos enfants seront les vôtres. Vous les aimerez,

et naturellement ils vous aimeront. Je ne suis point jalouse de vous puisqu'ils vous devront la vie et que je vous dois de la reconnaissance.

Seulement, laissez-moi vous demander la faveur de garder ces photographies pour

les leur montrer lorsqu'ils seront en âge et pour qu'alors ils puissent au moins savoir

quels furent leurs parents. Je vous prie d'accomplir ce dernier voeu d'une mère ».

Les sanglots m'étouffaient et je pleurais éperdument.

La jeune femme gagnée par mes larmes, pleurait de son côté.

Elle entreprend de me consoler de son mieux : « Rassurez-vous, me dit-elle, vos enfants seront bien élevés et je soignerai leur éducation ».

Elle me presse la main tandis que je m'éloigne en fermant doucement la porte

derrière moi pour ne pas éveiller l'attention de ceuxque j'abandonnais.

J'étais en retard. Le jour commençait à tomber. J'allais voir ma soeur Mariné.

Ce devait être notre dernière entrevue.

Je trouvais la maison vidée de tous ses meubles. Elle venait de livrer son dernier

né à un riche célibataire grec qui avait pris une nourrice pour le soigner.

Abîmées de douleur nous confondons nos larmes, tandis que mon beau-frère nous

considérait avec angoisse.

Pendant ce temps, les seins de ma sœur étaient engorgés et elle en souffrait ;

et cette circonstance nous rappelait, encore plus douloureusement, la séparation

de nos enfants.



Page 52 : en déportation

La crasse et la vermine nous causaient un malaise insupportable. Toujours attentifs à nous tourmenter, nos gardiens, par un raffinement de cruauté, nous forçaient de camper à l'endroit même où d'autres convois nous avaient précédés.

A peine étions-nous descendues de nos véhicules que la vermine nous assaillait

de tous côtés. De sorte que les instants destinés au repos étaient employés à nous en

défendre. Nos ablutions faites et notre linge lavé et séché, au retour nous nous heurtons à un cadavre enterré dont un bras sortait de terre. Le poing qu'il levait au ciel était-il un geste de détresse, ou bien un appel à la vengeance?...

Plus loin gisaientd'autres cadavres enterrés aussi sommairement. Une autre surprise

m'attendait. Comme je me disposais à allumer un feu de bois pour apprêter mon pilav

en creusant un trou dans la terre, je soulevais une main d'enfant. Je reculais saisie d'horreur. Poussant plus loin mes investigations, je découvre dans le sol, fraîchement

remué, des cheveux blonds et un fragment d'os frontal? Je m'empresse de recouvrir ces restes du pauvre petit inconnu.

Un spectacle non moins lugubre nous attendait. De pauvres vieilles femmes qui venaient de faire le voyage à pied, allaient les unes après les autres se jeter dans la rivière.

Torturées par la faim et la soif, épuisées, elles avaient pris le parti d'en finir avec la vie. Des Turcs, assis sur la rive, assistaient impassibles à la scène. Je demandais aux

gardiens s'ils ne voulaient pas se porter à leur secours.

Cyniquement, l'un d'eux m'apprend que cette rivière avait déjà englouti quantité

de vies humaines.

« Un temps viendra, ajouta-t-il, où vous chercherez une rivière pour vous noyer

et vous ne la trouverez pas.

N'est-il donc pas raisonnable que vous profitiez de l'occasion pour vous libérer le

plus tôt possible. »

Une vieille fut emportée par le courant. Les autres flottèrent un instant avant de

disparaître dans le remous de l'eau. J'en vis une qui lutta un instant contre le courant

qui l'entraînait. Visiblement elle faisait des efforts pour se sauver.

Le goût de la vie est si doux! Bientôt après on n'entendait que les murmures du rapide Alys qui gardait dans son sein ses enfants exilés et abandonnés.


Page 72 :

Vers le soir nous atteignons le village de Zeïné. Avant cette étape

nous avions traversé un hameau où l'on avait défilé devant un groupe de Kurdes armés et de gendarmes turcs, à la tête desquelsse tenait debout Zeïné bey.

C'est ici que se place l'un des épisodes les plus tragiques de l'histoire de notre

déportation. Que faisaient-ils là? Tranquillement, ils étaient occupés à faire la cueillette des enfants de notre caravane. On les choisissait à partir de l'âge de treize ans et au-dessus. Le bruit s'étant répandu qu'ils allaient être égorgés, une affreuse

panique se produisit parmi les mères.

Je vois accourir Madame Tufenktchian, le visage inondé de larmes, me suppliant

de sauver son fils. Elle comptait sur le crédit que pouvait me donner auprès de ce Kurde la lettre de recommandation. Ses filles y viennent joindre leurs larmes.

Que n'aurais-je pas fait pour elles ! Mais l'idée du danger que je courais moi-même en

décelant mon identité m'inclinait à la prudence. Cependant je ne résistai pas longtemps à leurs prières. Je n'avais pas trop à me préoccuper du sort des deux

garçonnets dont les noms se trouvaient inscrits dans la lettre. Ils étaient en sûreté, leur mère ayant eu l'idée de leur mettre des habits de fillettes. Je me présente à Zeïné bey,

le papier à la main, et je lui dis que je venais réclamer mes deux frères.

Après en avoir lu le contenu, il jette sur moi un regard inquisiteur.

« Va les prendre, me dit-il ».

Une cinquantaine d'adolescents étaient enfermés dans un enclos.

Pâles de terreur, ils tremblaient de tous leurs membres. Pauvres enfants! Ils donnaient

l'impression d'un bétail qu'on va mener â l'abattoir.

Je m'arrêtai à l'entrée moi-même défaillante. A ma vue une lueur d'espoir anima leur

visage.

J'appelai : «Tufenktchian! ».

L'enfant s'approcha, soudain rayonnant.

Alors de toutes parts des voix s'élevaient ardemment suppliantes:

« Emmenez-moi, emmenez-moi aussi ».

Je dis à Tufenktchian : «appelle quelqu'un». « Torkom!» s'écria-t-il.

Un autre jeune homme s'approcha.

Ils étaient sauvés. Je détournai brusquement la tête pour éviter les regards des autres,

de ceux hélas ! Qu'il m'était impossible d'arracher aux griffes des monstres. Je me

reprochai le mou- vement d'hésitation de tout à l'heure. Maintenant j'aurais donné cent fois ma vie pour sauver les autres.


Page 78 :

Au cours des deux derniers mois, en escaladant les sentiers de chèvre du massif de

Taurus, nous avions l'impression de fouler un cimetière profané.

A chaque pas nos pieds heurtaient un cadavre en putréfaction. J'ai encore dans les

narines l'odeur de mort qui nous pénétrait et faisait de nous des cadavres vivants.

Et leur aspect donc? Ces dents à découvert blanchissant des faces décharnées !

Les uns étaient noirs ; les autres ne formaient qu'un tronçon informe. D'autres

avaient leurs bras arrachés... De larges taches graisseuses dessinaient sur le sol la trace de corps disparus, sans doute emportés par les carnassiers qui vivent dans ces solitudes.


Page 79 :

Seuls les enfants survivaient quelque temps. Que d'enfants n'avons-nous pas vus vivant dans l'abandon, sous les arbres. L'un d'eux je ne peux l'oublier. Il devait bien avoir cinq ans. A côté, un cadavre encore frais : c'était la mère. A notre vue, il se dressa sur ses pieds. Prenez-moi, s'écria-t-il en nous tendant les bras ; ne me laissez pas ici..

« Où est ta maman? » lui demandons-nous.

« Là, fit-il, en nous montrant la morte. Elle ne se réveille pas, ne me laissez pas ici.

Il y fait trop noir la nuit ».

Je fus prise d'une envie folle de l'emporter dans mes bras ; mais c'était là une

entreprise au-dessus de mes forces.

Au surplus pour ne pas trop me charger, je n'avais pris qu'une faible provision

d'eau. Nous engageâmes une paysanne à l'emporter, moyennant une somme

d'argent.

Je doute qu'elle ait porté bien loin son fardeau car la montée devint de plus en

plus pénible. Le fait est qu'on ne l'a plus revu. On ne connaîtra jamais le nombre d'enfants abandonnés dans les bois. On les voyait errer sous les arbres, dans le silence

des solitudes.

Quelques-uns paraissaient indifférents à leur sort. Ils nous regardaient passer sans dire mot, comme s'ils avaient toujours vécu ainsi.


Page 82 :

Pour savoir ce qu'est la soif, c'est à l'Arménienne, à la malheureuse déportée qu'il

faut le demander. Elle qui, par tradition et par goût, choisissait le voisinage des sources pour établir l'habitation familiale, s'est vue obligée, plus d'une fois, d'étancher sa soif dans la boue des marais. La soif est un tourment difficile à décrire. Elle est plus cruelle que la faim. C'est par centaines que l'on compte celles qui y

succombèrent. On arrivait quelquefois à les ranimer en leur versant quelques gouttes

d'eau sur la langue.


Page 87 :

Que de femmes ont accouché pendant une marche, sans compter celles qui avortaient. Aussitôt délivrées, aucune pitié pour elles, elles couraient sous le fouet des gendarmes. Elles ne cessaient de marcher qu'en mourant avec l'enfant qui venait de naître. Un jour une femme se tordait dans les douleurs de l'enfantement lorsqu'un gendarme vint lui prendre ses hardes. Il ne lui avait rien laissé pour envelopper

le nouveau- né qui grelottait de froid. Une déportée se hâta de le couvrir d'un vêtement.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que l'ordre de partir était donné, de sorte que

l'accouchée dût se lever pour emboîter le pas. Elle marchait en laissant derrière elle un sillage de sang. Pour comble de malchance, ce jour-là nous eûmes à gravir une

pente escarpée si bien que je dus pour mon compte louer un âne. Dans ces conditions il n'est pas douteux qu'elle ait succombé en chemin avec son rejeton.


Page 91 :

Je m'étais fait un petit sac que je m'étais suspendu au cou au moyen d'un cordon solide et où j'avais mis mon argent. Une de ces brutes me l'arracha violemment en même temps que ma dernière serviette ; puis il se mit à chercher sous mes vêtements. Un autre me posa la pointe d'une épée sur le ventre en demandant de l'argent.

En coupant le lacet du caleçon pour voir si je n'avais rien de caché il me blessa

légèrement.

On m'avait déjà enlevé mes drechs pendant que je les avais mis à sécher et j'avais

du reprendre mes vieux souliers. Un troisième me déchaussa, puis déchira les semelles pour voir si je n'y avais pas caché de l'or. Cela fait, il les jeta au loin. Je courus les ramasser prestement. Tels quels, ils m'étaient si précieux.

Sans ces souliers, force m'eût été de marcher pieds nus sur les cailloux des chemins. Pendant toute cette affreuse agitation, le bateau s'était à moitié rempli d'eau et nous en avions jusqu'aux genoux. Enfin, une de ces brutes me jeta à la rivière. Par bonheur la rive n'était pas éloignée.


Page 95 :

Une déportée m'a raconté ce qui suit: « Nous étions arri- vés au sommet d'une

montagne. Le chef de l'escorte avait remarqué dans la caravane une jeune fille et il la désira. Elle résistait. Là dessus il se présente, entouré d'une bande de Kurdes armés,

et nous dit : « Vous allez de suite me livrer une telle, sinon, je

vous fait toutes massacrer ». Leur attitude était si menaçante que nous ne pouvions

douter qu'ils ne fussent prêt à passer de la parole aux actes. Visiblement le salut de la caravane était à ce prix. Nous nous jetons aux pieds de la jeune femme pour la supplier de consentir à ce qu'on lui demandait. Elle se taisait, pleurait, le visage

caché dans ses mains.

Enfin, elle se rendit à nos instances. Elle me pria seulement de l'accompagner,

car elle n'osait aller seule.

« Il faisait nuit noire. Je marchais devant. Elle suivait telle une condamnée. Je la menais jusqu'à l'endroit où je vis luire le feu d'une cigarette, et je m'arrêtai en lui

indiquant la direction. Un moment restant sur place, je pus entendre ses supplications pour qu'on l'épargnât dans son honneur.

Elle revenait le lendemain, la tête disparaissant sous un voile ; de honte elle n'osait se montrer. Elle se priva tout le long du jour de nourriture et n'adressa la parole à personne. Puis elle disparût vers le soir. Elle était allée probablement se jeter dans la rivière que nous venions de traverser ».


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Pauvre fille d'Arménie. « Elle n'avait fui la pluie que pour s'exposer à la grêle », car bientôt après elledevrait être victime d'un attentat plus odieux que celui auquel elle avait échappé.

Des Arabes, après lui avoir fait subir les derniers outrages, s'appliquèrent à lui tatouer le visage, suivant la coutume qu'ils avaient adoptée de graver sur toute Arménienne qui leur tombait sous la main le stigmate de la honte qu'ils lui infligeaient.

La jeune malade expira à l'heure du midi. Sa mort fut saluée par toutes avec joie.

Encore une à l'abri de la souffrance et des flétrissures.


Page : 141

Des dames de Tokat et de Sivas avaient fait partie d'une grosse caravane qui avait suivi le même chemin que nous, mais qui au lieu de s'arrêter à Soroudj, obliqua

sur Ress-ul-Aïn, par Ourfa. Elles furent en butte à toutes les horreurs que peut

concevoir un fanatisme en délire. Si meurtriers furent les mauvais traitements

qu'on leur infligea, que sur sept cents femmes, dont la caravane se composait au

départ, soixante à peine purent arriver à destination. Entre autres supplices inventés

par l'immonde cruauté turque je dois citer celui-ci. Les gendarmes les menèrent sur une hauteur où après les avoir fait mettre complètement à nu on les obligea à se remettre en route. Elles marchèrent ainsi pendant dix jours sous le soleil d'un été

mésopotamien. D'une, main elles protégeaient leur tête et de l'autre couvraient leur nudité. Elles marchèrent sous la risée et les sarcasmes des passants.

Le soleil, qui leur brûlait la peau, avait formé des cloques que les gendarmes

faisaient saigner à coups de fouet. Il est superflu de dire ce que fut cette détresse morale et physique, sans exemple dans l'histoire de la Barbarie. Cette caravane

avait un nom, celle des Tchiblak Barhana (la colonne des nudités).

C'est ainsi que les survivantes atteignirent Alep. Témoins de cette honte infligée

à la femme, les habitants chrétiens et musulmans, s'empressèrent de leur fournir de

quoi se couvrir. Chacun donna ce qu'il put, soit un mouchoir, soit une robe.

D'autres faits me. Furent rapportés, non moins horribles, mais qui ne peuvent prendre place dans un récit.

Je rencontrais à l'orphelinat plusieurs jeunes filles qui portaient au visage le tatouage

arabe. « Je leur ai résisté tant que j'ai pu, me racontait l'une d'elles. Alors ils me couchèrent à terre et tandis que les uns me tenaient bras et jambes, un autre me

tatouait en dessinant à coups d'aiguille sur la peau et en mélangeant une encre noire à mon sang ». Une femme de Diarhékir, fort belle, me dit de quelle façon elle échappa

au carnage dont furent victimes toutes ses compagnes de route.

Au moment où, couchée sur le dos, le Turc lui mettait le couteau sur la gorge, un arabe, se précipite et saisit le bras de l'exécuteur en criant qu'elle était trop belle

pour qu'on la fît mourir et qu'il la prenait pour femme.

Aucune espèce d'humiliation ne fut épargnée à ces pauvres êtres. Le camp de la

« Colonne des nudités » avait été transformé en un marché d'esclaves. Les femmes

y étaient vendues comme du bétail, les unes à l'amiable, les autres aux enchères.


Page 148 :

Trois années sont passées, mais les souffrances de l'Arménien ne sont pas encore finies. Heureux ceux qui sont morts. Bravant toute pudeur, la Presse turque ose soutenir que les déportations décrétées par le gouvernement n'ont eu que le caractère d'un simple transfert des populations, justifié par des nécessités militaires, et que les circonstances qui les ont faites meurtrières n'auraient été qu'accidentelles; mais comme elle ne peut tout nier, elle prétend aussi que le nombre des victimes occasionné par le déplacement n'aurait pas dépassé lé nombre de cent mille.

Tout cela n'est que mensonges.

Effectivement, à l'apparition du décret, on nous avait fait croire que la mesure ne

visait qu'un simple déplacement de la population arménienne lequel n'aurait eu

qu'un caractère provisoire. Or, l'événement n'a que trop prouvé que ,ce n'était là qu'une tactique pour nous endormir.


Page 150 :

Un Turc, témoin oculaire du drame, a raconté que le personnage qui avait été

chargé de porter de Constantinople à Deïr-Ul-Zor le message de mort, au moment où il donnait ses instructions, voit un petit enfant arménien devant lui.

Il le prend, le montre à l'auditoire et dit : « Vous voyez cette chose : ce n'est rien, n'est-ce pas? Vous le considérez comme rien, et pourtant c'est un fils de reptile. Un

pareil germe doit être détruit. » Et prêchant l'exemple, il tue l'enfant de ses propres

mains.


Page 151 :

Il n'y avait pas longtemps que je me trouvais à Alep quand on fit le procès d'une Arménienne inculpée d'avoir jeté son enfant dans le fleuve. Elle allait s'y jeter

elle-même lorsqu'elle en fut empêchée par un gendarme.

Elle fut condamnée à quinze ans de détention pour crime d'infanticide.

J'ai tenu à rapporter ce fait comme l'un des plus curieux exemples d'hypocrisie judiciaire.

Mais si la vie des petits Arméniens est jugée si précieuse par leurs tribunaux, que

les Turcs nous rendent compte des milliers d'innocentes victimes qu'ils ont assassinées et dont les ossements jonchent les ravins et les plateaux

de l'Anatolie.


Page 152 :

On les achemina par les routes qui mènent à Firendjiler, mais aucun d'eux n'atteignit

le lieu indiqué comme devant être le terme du voyage. C'est aux environs de Malatia

qu'ils furent dépouillés d'abord, puis exterminés. On raconte que les Turcs formèrent un monceau d'or avec les richesses qu'ils trouvèrent sur eux. Puis on les lia par groupes de dix et on les abattit à coups de hache. Ils n'épargnèrent qu'une trentaine d'adolescents qui furent distribués entre familles musulmanes.

Quelques enfants, dont on ne voulut point, furent seulement rendus à leurs mères.